Le Monde: Mort de l’écrivain voyageur Patrick Leigh Fermor

By Jean Soublin

First published in Le Monde 17 June 2011

En 1944, le jeune Leigh Fermor, issu de la grande bourgeoisie anglaise, organisait en Crète la résistance contre l’occupant allemand. Il parvint avec ses maquisards à capturer un général SS et l’emmena pour le cacher dans les montagnes avant de l’acheminer vers la mer, d’où on l’enverrait en Egypte. Alors que le soleil apparaissait derrière le mont Ida, l’Allemand murmura le début d’une strophe latine dans laquelle Horace célèbre cette montagne. Le jeune Fermor, bon latiniste lui aussi, continua la strophe. “Ach so, Herr Major !” lui glissa le SS. Cette émotion partagée par deux hommes enracinés dans les mêmes valeurs littéraires a sans doute marqué le jeune Anglais : presque tous les ouvrages qu’il a publiés sont empreints de ce qu’on pourrait qualifier de “Désir d’Europe”. L’envie de connaître, de comprendre, et finalement de chanter sa patrie européenne, ses origines grecques, son histoire commune, ses valeurs partagées.

Son premier ouvrage, publié au début des années cinquante, est pourtant un récit de voyage aux Antilles : The Travellers Tree. Fermor donne ici sa première leçon, magistrale, sur la manière de voyager, de ressentir, de partager et de décrire ce qui compte : les paysages, naturellement, mais surtout la vie des gens, leurs espoirs et leurs découragements. De Trinidad à la Jamaïque, avec un long et passionnant passage sur Haïti, toujours attentif aux croyances : ses commentaires sur le vaudou sont fascinants. On retrouve cette même veine antillaise dans son unique nouvelle : The Violins of Saint Jacques, un petit chef-d’œuvre d’observation attristée, sa seule œuvre de fiction.

Les ouvrages suivants, sont écrits surtout en Grèce, où l’auteur s’est installé au cours des années cinquante et où il passera la plus grande partie de sa vie : Mani et Rouméli décrivent les paysages et les personnages du Péloponnèse. C’est aussi de cette époque que date A Time to Keep Silence : une réflexion religieuse. Fermor y observe la vie monacale dans diverses abbayes françaises et termine en les comparant aux communautés monastiques de Cappadoce.

Cette inclination mystique met un terme à la première partie de l’œuvre. L’auteur cessera de publier pendant une trentaine d’années. Il fera de longs séjours aux Etats-Unis, où il travaillera notamment pour le cinéma : il a participé à la réalisation du film Les Racines du ciel, tiré du roman éponyme de Romain Gary.

Ce n’est qu’après ce long intermède qu’il reprend la plume dans les années 1970. Il donne alors ses deux œuvres maîtresses : A Time of Gifts, qui a été traduit en français (Le Temps des offrandes, Payot, 1991), et Between the Woods and the Water (Entre fleuve et forêt, Payot, 2003). Il s’agit d’un extraordinaire travail de mémoire : la narration, en deux gros livres, d’un long voyage entrepris par l’auteur en 1934, allant à pied de la Hollande jusqu’à Constantinople, à l’âge de dix-neuf ans. Le récit s’arrête en Roumanie, dans les gorges du Danube : Les Portes de fer. L’auteur est bien arrivé en Turquie mais n’a jamais publié cette dernière partie de son voyage.

Ces deux ouvrages majeurs sont une leçon pour tous les voyageurs : la culture, l’intelligence, la passion juvénile les dominent. Fermor décrit tout : la boue et les blés, les églises et les sabots, les masures et les châteaux. Il progresse à travers l’Europe comme s’il était chez lui, justement parce qu’il est chez lui, sur un continent où pourtant les fissures commencent à apparaître : l’Allemagne est déjà tourmentée, on commence à y entendre des chants guerriers, à Munich, par exemple. Le jeune homme se sent mieux en Autriche, et mieux encore en Hongrie, car il y rencontre en route une femme. Elle est comtesse, mariée, plus âgée que lui, plus experte aussi, et leurs ébats sont évoqués avec une discrétion, une retenue délicieuse.

C’est un écrivain remarquable qui s’est éteint, un homme sensible, généreux, passionné par l’Europe et qui l’a décrite avec talent.

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1 thought on “Le Monde: Mort de l’écrivain voyageur Patrick Leigh Fermor

  1. Roger de Brantes

    Bel hommage, avec peut-être un embrigadement post-mortem dans les marottes politiques de l’auteur, et parallèlement une discrétion exagérée sur l’homme et ses qualités de héros, résistant, classiciste, styliste, assez surprenants… sauf dans le Monde!

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